Dans le cadre du stage de lecture organisé par Le Polyphore qui débutera le 7 octobre, entretien avec le comédien et metteur en scène Daniel Mesguich sur le sujet:
Rencontre avec Daniel Mesguich, Librairie Ombres blanches, samedi 24 juin 2017, 19 h 30.
Article de JEAN BIRNBAUM pour Le Monde.
Le
comédien et metteur en scène Daniel Mesguich publie Estuaires, superbe
recueil qui rassemble des textes aux sujets et aux tons variés, mais qui
dessinent tous une continuité d'engagement. Qu'il évoque la scène, le
spectateur ou la traduction, qu'il commente Shakespeare, Artaud ou
Levinas, et que sa plume soit trempée à l'encre de la tendresse ou à
celle de la révolte, Mesguich réaffirme non seulement sa conception d'un
théâtre qui déborde la seule activité théâtrale pour exalter nos gestes
les plus quotidiens, mais aussi son souci de la transmission, son désir
de partage. Parmi les gestes qui nourrissent ce désir, il y a la
lecture publique, la littérature à voix haute, art dans léquel Mesguich
excelle, comme on le constatera encore au Marathon des mots, où il lira
notamment des textes de Patrick Chamoiseau et de Lionel Duroy. C'est
l'occasion de lui demander ce que la scène fait à la littérature.
Chez
vous, l'art du théâtre consiste à déplacer les choses, à les éclairer
d'une autre lumière. Que se passe-t-il, alors, quand un roman se trouve
déclamé ? «A peine "dit", le texte est déjà "joué" », écrivez-vous dans «
Estuaires »...
L'acteur de théâtre, entrant sur
scène, la crée. Il construit l'espace; il ouvre, certes, un monde
(chambre, désert, palais...), mais dont il n'est lui-même qu'un élément.
Et les mots qu'il prononcera ne seront, eux-mêmes, qu'une partie d'un
texte plus vaste encore. L'art de penser et d'agencer les actions de
tous les acteurs dans leur rapport au texte se nomme mise en scène.
Libre interprétation, rien, a priori, ne lui est interdit. Rien, mais à
condition d'être à l'écoute ouverte, active, de sa lettre. Sa tâche, et
celle de l'acteur, c'est de toujours chercher à pousser la petite porte
dérobée qu'il y a en chaque phrase, et d'emmener les spectateurs
arpenter des corridors, grottes ou salons minoritaires mais peuplés
d'autres phrases, belles et diaphanes, te-nues jusque-là pour
invisibles. La tâche du lecteur, elle, est à la fois plus modeste et
plus vaste : ici, nul espace, si ce n'est celui qu'imaginairement ouvre
la voix, mais les mots proférés se font, eux, le tout du monde. Il
s'agit pour lui, pont vivant entre un objet froid, le livre, et un
sujet, le spectateur, de donner à lire non pas seulement l'écriture
qu'il lit, mais lui la lisant. De donner à lire une lecture. Car le
lecteur, lui, ne « joue » pas, il réveille seulement, la nappant ou
l'imbibant de la sienne, la voix déjà qui gisait au fond de l'encrier.
Avec
la multiplication récente des lectures littéraires, on s'est aperçu que
certains comédiens, excellents sur scène, n'avaient pas appris à lire
les textes. Dans l'école que vous vous apprêtez à créer, quelle place
aura la lecture ? L'école d'art dramatique que, dès la rentrée, nous
ouvrons à Paris, Sarah
Mesguich, ma fille, et moi, s'adresse aux
acteurs, professionnels ou amateurs, mais également à tous ceux qui
exercent des « métiers de la parole » : avocats, chefs d'entreprise,
professeurs, étudiants... Et l'on y 'dispensera aussi bien des cours de
jeu sur scène, de danse ou de chant, que des cours de « rhétorique », où
l'on apprendra à prononcer les dis-cours de Robespierre, Churchill,
Obarna, Badinter, etc. Nous y donnerons aussi des cours d'art de lire à
haute voix poèmes, romans, essais, devant un public ou en vue
d'enregistrement. Cet art est aujourd'hui l'un des territoires perdus de
l'acteur, avec celui, par exemple, de penser sa pratique, de théoriser
(oui, à contre-courant de bien d'autres écoles, nous ne craindrons pas
d'avoir l'air « intellectuels e). Car il ne s'agit pas seulement de
différencier ce qui, dans un texte, se donne comme majeur, de ce qui y
apparaît comme mineur; de savoir faire en-tendre les jeux des mots entre
eux, leur goût (dans la bouche, tous les mots sont cratyléens, le mot
«bronze» est lourd, et le mot « beurre », gras).; il s'agira, avant
tout, d'infuser l'amour de la langue. Et tant pis si un jeu fondé sur
l'art de goûter sa langue déplaît à tels programmateurs de feuilletons
c'est d'art dramatique, nous, que nous parlons.
De
plus en plus souvent, on demande aux écrivains de lire leurs propres
textes. Quand bien même ils ont cet amour de la langue dont vous parlez,
sont-ils les mieux placés pour porter leurs mots sur scène?
Oui,
Car, même s'il est vrai qu'ils sont souvent meilleurs à l'écrit qu'à
l'oral (mais il y a, heureusement, tant d'exceptions 9, leur manière de
lire nous renseigne précieusement, parfois à leur insu, sur leurs
textes, depuis tel détail en eux jusqu'alors anodin et devenu soudain
«lisible », jusqu'à, plus radicalement, le «rapport à la langue» qui
n'aura pas manqué de présider à la naissance de ces textes. l'adorerais
pouvoir entendre, aujourd'hui, des enregistrements de Chateaubriand,
Rousseau, Baudelaire, Proust, Rimbaud... L'enregistrement de L'Etranger
lu par Camus donne à coup sûr à entendre un autre Etranger que celui lu
dani le silence d'une chambre, ou même par l'acteur Michael Lonsdale. La
voix lancinante, hypnotique de (fausse) monoto-nie, de Camus, ses
rythmes, son ton surtout, ne semblent pas venir d'un papier posé devant
les yeux, ni d'une bouche derrière un micro, mais véritable-ment d'une
écriture d'avant l'écriture, et ajoutent, littéralement, à la lettre du
texte. Les acteurs, de manière générale, lisent « mieux», sans doute (il
y a là aussi, hélas, tant d'exceptions 9, mais ne feront, pour finir,
que nous renseigner sur la manière dont, à une époque don-née, la
société des acteurs concevait telle œuvre. Quoi qu'il en soit, auteur ou
acteur, il faut lire les textes en public. Que jamais trop longtemps un
texte ne reste sans voix. Il faut sans cesse, de bouche-à-oreille, de
livre en corps, voire d'encre en sang, les remettre en jeu, en circuit,
en cours, comme on dit d'une monnaie. Il n'est de littérature — mais de
théâtre, aussi bien — qu'au seul moment de ce partage.
ESTUAIRES, de Daniel Mesguich, Gallimard, 6o8 p., 32€
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